Le mythe conspirationniste autour de l'origine du mot "islamophobie"
Des polémiques se sont récemment élevées — et se poursuivent toujours — à propos du terme « islamophobie », notamment depuis une chronique signée en 2003 par Caroline Fourest et Fiammetta Venner qui, dans leur revue ProChoix, ont prétendu qu’il aurait « pour la première fois été utilisé en 1979, par les mollahs iraniens qui souhaitaient faire passer les femmes qui refusaient de porter le voile pour de ‟mauvaises musulmanes” en les accusant d’être ‟islamophobes” »2. Employer ce mot serait donc tomber dans un piège assez grossier, selon une opinion reprise en 2010 par Pascal Bruckner, qui proposa de le « bannir d’urgence du vocabulaire » car il aurait été « forgé par les intégristes iraniens à la fin des années 70 pour contrer les féministes américaines ». Il ajoutait que la fonction de « cette création digne des propagandes totalitaires » serait « de faire de l’islam un objet intouchable sous peine d’être accusé de racisme »3. Ces auteurs réactivaient l’épouvantail rhétorique utilisé en 2002 par Pierre-André Taguieff qui déclarait que « par l’effet d’une extension abusive de la vigilance antiraciste, toute critique de l’intégrisme islamique est immédiatement dénoncée comme manifestation d’islamophobie. Le terrorisme intellectuel règne »4. En juillet 2013, Manuel Valls, alors ministre de l’Intérieur reprenait à son compte cet argumentaire erroné: « derrière le mot ‟islamophobie”, il faut voir ce qui se cache. Sa genèse montre qu’il a été forgé par les intégristes iraniens à la fin des années 1970 pour jeter l’opprobre sur les femmes qui se refusaient à porter le voile. Je crois que Caroline Fourest et avec elle d’autres intellectuels ont raison […] Pour les salafistes, ‟[l’]islamophobie” est un cheval de Troie qui vise à déstabiliser le pacte républicain »5. L’argument fut repris en 2014 dans une lettre ouverte à Najat Vallaud-Belkacem, ministre de l’Éducation nationale6, puis en 2015 par Patrick Kessel qui, lors la remise du Prix de la Laïcité, dénonça « ce concept sournois d’‟islamophobie” qui vise à condamner comme raciste toute critique de l’islam radical »7. Il le fut encore en 2016 par Elisabeth Badinter qui, un an après l’attentat de Charlie Hebdo a déclaré sur la matinale de France-Inter: « il faut s’accrocher et il ne faut pas avoir peur de se faire traiter d’islamophobe »8.
Régis Debray ajouta peu de temps après que « le chantage à l’islamophobie est insupportable »9, et en mai 2016, Gilles Kepel, professeur à Sciences Po, affirmait, contre toute évidence: « Le mot est apparu en France dans les années 2000, dix ans après son apparition en Grande-Bretagne, dans la foulée de l’affaire Rushdie. Ce n’est pas un concept, c’est une fabrication destinée à interdire le débat, une arme dans la guerre intellectuelle. L’accusation d’islamophobie sert à interdire toute critique de la salafisation d’une partie des banlieues »10. Il récidiva en compagnie d’un autre professeur de Sciences Po, Bernard Rougier, déclarant que « ‟radicalisation” comme ‟islamophobie” constituent des mots écrans qui obnubilent notre recherche en sciences humaines »11.
Cette dernière remarque est proprement sidérante au vu du nombre considérable des travaux consacrés à l’islamophobie. En 2006, Chris Allen lui a consacré une thèse qui fut publiée en 201012; en 2006 également, la Fondation de la Maison des Sciences de l’Homme a organisé à Paris un colloque international sur le thème de « L’islamophobie dans le monde moderne »; Abdellali Hajjat et Marwan Mohammed ont mis en place en 2011 un séminaire sur l’islamophobie à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, Fernando Bravo López a soutenu une thèse sur le même sujet en 201213, qui est aussi l’année de la création de la revue Islamophobia Studies. Il est vrai que la recherche en ce domaine, du côté français, a longtemps été à la remorque des travaux anglo-saxons, mais le jugement infondé d’universitaires comme Gilles Kepel et Bernard Rougier ne contribue guère à faire avancer les choses14.
Par ailleurs, répéter sans réfléchir, à l’instar de Michel Onfray, que le terme islamophobie « est un mot inventé par l’Iran de Khomeiny pour stigmatiser tout opposant à son régime »15 est doublement faux.
Premièrement, Alain Quellien l’utilisait déjà dans sa thèse publiée en 1910, dans laquelle il définissait « l’islamophobie » comme « un préjugé contre l’Islam répandu chez les peuples de civilisation occidentale et chrétienne »16. En lisant, entre autres « classiques » de la littérature coloniale, les œuvres de Joseph du Sorbiers de la Tourasse ou du Dr Oskar Lenz, il ne pouvait que constater que « pour d’aucuns, le musulman est l’ennemi naturel et irréconciliable du chrétien et de l’Européen, [que] l’islamisme est la négation de la civilisation [et que] la mauvaise foi et la cruauté sont tout ce qu’on peut attendre de mieux des mahométans »17. C’est cette attitude qu’il dénommait « islamophobie ».
Deuxièmement, il n’existe aucun équivalent iranien à ce terme. En persan, on pourrait à la rigueur dire islām harāsī (اسلام هراسی), littéralement « hostilité à l’islam », tout comme en arabe on dirait ‛adā’ al-islām (عداء الاسلام), mais en réalité, ce terme est bien une invention française qui, pour être rendue en arabe, a donné lieu dans les années 1990 à la création de l’expression ruhāb al-islām (رهاب الاسلام) « phobie de l’islam ». Sa première apparition en anglais date de 1924, mais elle figure au titre de citation dans la recension d’un livre cosigné par Sliman Ben Ibrahim et le peintre orientaliste Étienne Dinet, et ce mot, alors simplement cité, n’a pas été adopté en anglais à cette époque: on lui a préféré l’expression feelings inimical to Islam (« sentiments hostiles à l’Islam »). On notera la majuscule à Islam, faisant que ce mot désigne alors l’ensemble du monde musulman, et non une religion particulière18. Dinet et Ben Ibrahim ne donnaient pas de définition explicite de ce qu’ils entendaient par « islamophobie », mais leurs écrits montrent à l’envi qu’ils désignaient ainsi une attitude hostile à l’islam, regardé comme un ennemi à combattre ou à éliminer19.
Selon le Grand Dictionnaire d’Oxford, l’apparition d’islamophobia en anglais ne survient qu’en 1976 dans un article de Georges Chahati Anawati affirmant que « ce qui rend la tâche difficile, et peut-être impossible, pour un non-musulman, c’est que, sous peine d’être accusé d’islamophobie, il est obligé d’admirer le Coran dans sa totalité et de se garder de laisser supposer la moindre critique sur la valeur littéraire de ce texte »20. Cet islamologue égyptien appartenant à l’ordre des Frères Prêcheurs introduisit dans son texte une modification de sens, et même un véritable retournement: pour Étienne Dinet et Sliman Ben Ibrahim, l’islamophobie ne désignait que les préjugés des orientalistes à l’égard des musulmans, mais sous la plume d’Anawati apparaît une nouvelle acception, puisque par ce même terme il vise désormais le préjugé musulman consistant à s’opposer à toute critique textuelle du Coran qui serait l’œuvre d’analystes non-musulmans21. C’est là, vraisemblablement, l’origine de l’idée fausse selon laquelle il s’agirait d’un mot créé pour opérer un véritable chantage en direction des critiques occidentaux.
Affirmer que le concept d’islamophobie aurait été inventé pour limiter la possibilité de critiquer l’islam comme religion, et qu’en conséquence il ne faudrait pas craindre de se faire traiter d’islamophobe, c’est ne retenir qu’une instrumentalisation partisane du terme. Semblablement, que l’accusation d’antisémitisme soit régulièrement lancée aux critiques de la politique d’Israël n’implique pas que ce terme serait vide de sens, que l’antisémitisme n’existerait pas et qu’il conviendrait d’abandonner ce mot.
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